Les Îles-de-la-Madeleine face au « tsunami » gris

La proportion des plus de 65 ans explose dans l’archipel : ils représentent déjà 30,5 % de la population, contre 19 % au Canada. Par ailleurs l'âge médian (54,4 ans) y est de près de quinze ans supérieur. Face à la demande, les services d'hébergement pour aînés chancellent, mais les Madelinots ont peut-être trouvé la parade : réinventer la proche aidance.

Un texte de Alexis Gacon
November 18, 2025

Elizabeth Boudreau contemple sa grand-mère avec une tendresse infinie. Depuis 2019, son principal emploi, c’est elle : Bernice Cyr, 92 ans, concentrée sur la préparation de son grand classique, la tarte aux pommes.

Sa petite-fille, qui travaillait dans la restauration, s’est reconvertie : elle s’occupe de celle qu'elle appelle mémé 24 heures par semaine, en préparant ses repas et en lui prodiguant des soins d'hygiène.

Un salaire, des vacances, des avantages sociaux : Elizabeth est comblée.

La jeune femme ne s’est pas lancée comme aide à la vie quotidienne à son compte : elle est employée de la coopérative d’aide sociale L’Essentiel, qui a lancé un modèle original à la fin des années 2010, le programme des « emplois sur mesure », financé en grande partie par le réseau public, via le CISSS des Îles et la Régie de l'assurance maladie du Québec.

Cinq, dix, quinze, vingt heures par semaine, temps plein, tout est possible, pour un salaire qui varie entre 21 $ et 28 $ de l'heure.

« D’avoir la chance de pouvoir travailler, d’être payée pour m’occuper de ma grand-mère, c’est un cadeau! C’est une chance que je n’aurais pas si je devais travailler 40 heures quelque part d’autre! »

— Une citation de   Elizabeth Boudreau

En contrebas, les eaux du golfe du Saint-Laurent claquent sous les fenêtres de la coquette demeure entièrement en bois de Bernice Cyr, construite il y a soixante ans par son mari.

Mémé a élevé ses enfants seule et elle s'est occupée de pépé aussi, qui est mort de la maladie de Charcot. Pour moi, c'est normal de l'aider, dit Elizabeth. Lors de ses six années loin de ses îles, à Sherbrooke, c'est de sa grand-mère qu'elle s'ennuyait le plus.

L'aînée se souvient très bien du moment où sa petite-fille lui a dit que s’occuper d’elle devenait sa profession. Heureuse? Beaucoup!, raconte-t-elle en riant, tout en continuant à éplucher d'un bon rythme ses pommes. Je voudrais l'avoir encore plus d'heures.

Avant, c'était un préposé du CISSS des Îles-de-la-Madeleine qui s'occupait d'elle. La famille, c'est différent. Elle connaît mes buts, mes habitudes. Elle me laisse faire ce dont je suis capable.

Une douce odeur de pommes flotte dans la pièce, illuminée par leur sourire.

Un modèle de plus en plus populaire

Le modèle de L'Essentiel, qui concernait seulement quelques employés au départ, surtout concentrés dans la communauté anglophone de Grosse-Île, à l'extrémité septentrionale des Îles, se généralise à tout l’archipel.

Près de la moitié des employés de l’organisme, soit plus d'une trentaine, sont désormais des proches qui bénéficient de ces emplois sur mesure. La directrice générale Maude Richard avoue même que, vu la demande, si elle trouvait assez d'employés, elle pourrait tripler le nombre d'heures de service d'aide proposées.

« La population est vieillissante, et ça se voit. Tous les jours, il y a des gens qui nous appellent. Si les proches ne lèvent pas la main, il manque des gens. Qui de mieux que la famille pour s’occuper de la famille? »

— Une citation de   Cindy Chevarie, adjointe administrative à la corporation de services d’aide à domicile L’Essentiel

Ceux qui souhaitent emprunter cette voie peuvent venir toquer à la porte de l’organisme, le CLSC vient ensuite évaluer le nombre d’heures avec le futur employé, qui doit suivre une formation de secourisme.

D'autres formations complémentaires peuvent s'ajouter selon l'ampleur des services offerts par l'employé.

Le modèle, de plus en plus populaire, fait parfois débat, reconnaît l'équipe de L'Essentiel, car certains estiment que s'occuper des proches devrait être du bénévolat.

C’est une nouvelle idéologie qui fait sa place tranquillement, reconnaît Véronique Labonté, coordonnatrice aux opérations. Mais ce n’est pas simple de s’occuper de ses proches au quotidien. Sans eux, ces gens attendraient encore du service.

Un système sous respirateur

L'Essentiel est une bulle d'oxygène dans un écosystème madelinot mis sous pression par le vieillissement de la population, et le phénomène devrait s'intensifier durant les prochaines décennies.

D'ici 2050, la population âgée de 85 ans et plus devrait avoir plus que triplé dans l'archipel, d'après les projections de l'Institut de la statistique du Québec.

Dans les enjeux de territoire, le plus préoccupant ici, avec l’érosion côtière, c'est l'enjeu démographique, analyse le maire des Îles-de-la-Madeleine Antonin Valiquette, fraîchement réélu pour un second mandat, le 2 novembre.

Malgré l'ouverture en 2021 de la résidence Plaisance, qui compte 65 places en soins de longue durée et 143 logements pour aînés autonomes et semi-autonomes, il manque encore des places. On est en train de se faire rattraper par le vieillissement!, déplore l'élu.

Des appels téléphoniques aux résidences pour aînés de l'archipel confirment son sentiment : la plupart disent être pleines.

L'abandon du projet de maison pour aînés en raison de son coût exorbitant – 44 millions de dollars pour 24 places – n'a pas aidé non plus. Sans solution, certains aînés n'ont d'autre choix que de quitter les Îles, observe le maire Valiquette.

Actuellement, 24 personnes attendent une place en CHSLD, contre seulement deux en octobre 2023. Une situation causée par l'âge grandissant de la population, confirme le CISSS des Îles.

Parmi les aînés qui patientent, sept occupent d'ailleurs actuellement des chambres du seul hôpital de l'archipel.

Devant cette situation, le CISSS a augmenté au cours des dernières années le nombre d'infirmières et de travailleurs sociaux afin d'offrir davantage de soins à domicile.

Dans ce contexte, L'Essentiel apporte une aide non négligeable, particulièrement dans les zones les plus reculées des Îles, reconnaît Jean-Hugo Vigneault, chef de l'administration de programme du soutien à domicile et de la santé physique en première ligne, au CISSS des Îles-de-la-Madeleine.

Les Îles, future oasis danoise au Québec?

Pour le député des Îles-de-la-Madeleine, le péquiste Joël Arseneau, le contexte, quoique dramatique, permet aussi de rêver à mieux : il souhaite que l'archipel devienne le laboratoire des soins à domicile au Québec, en s'inspirant notamment de ce qui est fait au Danemark, où plus de la moitié des dépenses publiques consacrées aux soins aux aînés sont redirigées vers les soins à domicile.

Le député madelinot estime que les caractéristiques des Îles – vieillissement rapide, insularité, solidarité – en font un observatoire idoine pour s'attaquer à des problématiques auxquelles d’autres régions rurales font face.

En matière de vieillissement aux Îles, certains parlent de tsunami : on est en train de frapper un mur. Donc, il faut être proactif, assure l'élu.

Pourquoi, plaide-t-il, s'acharner à construire de nouveaux hébergements à tout-va plutôt que de s'appuyer sur l'écosystème d'organismes en place pour doper l'offre en soins à domicile?

Il souhaite en ce sens que Québec réinjecte la somme qui était prévue pour construire le projet de maison des aînés aux Îles dans ce type de soins.

Pour l'instant, cependant, c'est une fin de non-recevoir. Par courriel, Santé Québec exclut cette possibilité, assurant que ce budget ne peut être utilisé que pour l'exploitation.

Visiblement, ce n’est pas une priorité pour le gouvernement, regrette l'élu péquiste.

«Pour nous, [les soins à domicile], ce n’est pas une dépense, c’est un investissement. Si on développe des pratiques novatrices, c’est pour qu’elles soient transposables à toutes les communautés du Québec. C’est une approche locale, du bas vers le haut.»

Est-ce que des duos comme celui d'Elizabeth et Bernice, qui s'apprêtent à enfourner leur tarte aux pommes, pourraient bientôt se multiplier sur la Côte-Nord ou en Abitibi? Ça devrait être possible partout au Québec! Il y a beaucoup de gens qui aimeraient faire ça… Ce n'est pas donné à tout le monde de pouvoir juste prendre du temps pour la famille, clame la trentenaire.

Par courriel, sans s'avancer davantage, Santé Québec reconnaît la réussite du modèle et dit travailler à documenter les bonnes pratiques à travers le réseau de la santé et à favoriser leur implantation dans d’autres milieux.

Si Bernice perd en autonomie dans les prochaines années, Elizabeth augmentera avec plaisir le nombre d'heures de travail auprès d'elle.

Son aïeule pourrait en profiter pour lui apprendre l'art du napperon qui, pour l'instant, reste bien mystérieux pour sa petite-fille. Elle n'a pas le temps!, pouffe la nonagénaire, gentiment moqueuse.

Un jour, peut-être, Bernice ne sera plus assez autonome pour que l'aide d'Elizabeth soit suffisante, mais ce jour semble encore bien loin, à regarder les deux femmes, qui, une fois la tarte dégustée, préparent une virée à Trois-Rivières dans les prochains jours. As-tu hâte, mémé?

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